*Face A: «Regarde-les bien, ces hommes entassés à l’arrière du bateau et va vers eux, parle-leur, car cette simple démarche, aller vers eux, est déjà une consolation ; et tandis que tu leur adresses la parole dans leur langue, ils aspirent inconsciemment une bouffée de l’air de leur pays natal et leurs yeux s’éclairent et deviennent éloquents» (Stefan Zweig). *Face B : "Tu voyages pour revivre ta vie passée? C'était à ce point la question du Khan, qui pouvait encore se formuler de cette façon : Tu voyages pour retrouver ton avenir? Et la réponse de Marco : L'ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu'il n'a pas eu, et n'aura pas" (Italo Calvino).
Hitch. Une histoire iranienne. Un film de Chowra Makaremi (2019)
Hitch, c’est Rien. “Rien. Une histoire iranienne” : ce titre exprime ce que signifie l’histoire des gens, des familles, de la société iranienne pour le régime politique arrivé en 1979 au pouvoir à Téhéran. Ce régime totalitaire a poussé vers la sortie les révolutionnaires de gauche de la manière la plus féroce, par une répression implacable: des emprisonnements, des tortures, des massacres par milliers. Et en silence. Vous êtes priés de taire l’absence. Vous êtes sommés de ne pas prier sur les tombes ou les fosses communes de vos parents, amis, cousins, frères ou soeurs assassinés.
Le film s’ouvre sur des images de militants de ces années sombres de la révolution volée ; des milliers de personnes disparaîtront, brutalement écrasées sous la chape du silence “révolutionnaire-islamique”. « En découvrant progressivement ce passé, qui reste tabou en Iran, je me pose la question : comment l’absence des corps emprisonne-t-elle nos mémoires, là où le politique griffe au plus intime ? Là où seul l’intime reste en témoignage d’une politique ? » Ces questions de l’auteure sont le fil conducteur du film.
Sur un gros plan de terres sableuses desséchées, Chowra Makaremi évoque une archéologue qui expliquait pourquoi elle faisait ce métier-là. “Pour l’émotion qu’elle avait ressentie, quand elle avait tenu dans ses mains un masque sculpté vieux de plus de 40.000 ans. Elle avait retrouvé dans les courbes de cet objet le geste de celui ou celle qui l’avait sculpté et elle avait senti la présence de cette personne disparue il y a si longtemps. Ses os étaient devenus poussière, éther…”.
Ce film très personnel et très politique à la fois est une recherche de bribes, de traces d’un passé interdit. Il avance lentement, en équilibre sur une ligne délicate d’émotions de toutes sortes. On est traversé par l’écriture urgente du grand-père Aziz qui a légué son carnet de notes à sa petite-fille, par le regard et la voix de la grand-mère qui raconte et se cache le visage, par la tante qui montre le voile rapiécé, mille fois recousu de la mère en prison (il était interdit aux prisonniers de se procurer des vêtements neufs). Et comment oublier les images obsédantes, en contre-plongée, sur ce sac en cuir marron qui appartenait à la mère, ce sac qui devait renfermer dans une poche intérieure cousue une lettre importante, disparue – ce sac comme une peau tannée à force d’être violentée.
Traces d’une vie, de milliers de vies tues. Traces de petits “riens” qui subsistent, reliques silencieuses de ces existences qui furent – et qui restent, pour tant de familles iraniennes ignorées par le pouvoir. “Ta place est ramenée là où tu n’as plus le droit de parler. Tu n’existes plus” : c’est l’une des dernières phrases du film de Chowra Makarami. Sa mère a été emprisonnée alors qu’elle-même était âgée de quelques mois, en 1980. Sa grand-mère l’amenait tous les jours à la prison pour qu’elle puisse être allaitée par sa mère. Et puis au bout de 8 années éprouvantes sa mère sera assassinée, avec des milliers d’autres personnes. Et puis plus rien d’elle, même pas son corps. Rien. Hitch.
Comment un pays peut-il se construire sur ceux et celles qu’il a massacrés, qu’il considère comme des “riens”? Comment ceux qui ont perdu un membre (ou plusieurs membres) de leur famille peuvent-ils se construire – comment se reconstruire alors même qu’ils n’ont “rien” de leurs disparu.e.s? Rien, ou presque. Il leur est, au mieux, rendu les pauvres objets qui étaient ce qui reste de la mère, du frère, de l’oncle, de la cousine. Les vêtements mille fois reprisés, les petits objets (bracelets, colliers, cabas, etc.) créés avec une infinie patience au long des heures et des années d’enfermement. Des traces, des reliques, que l’on garde précieusement. On ne sait pas dire pourquoi mais on les garde, ils sont ces petits “riens” qui ont traversé les années – et qui signifient un peu de la vie, de ce qui a été le quotidien “réel” de la personne absente. Ils sont tout ce qui reste. Son corps a été violenté, abîmé puis effacé. On ne sait plus si elle a vraiment été enterrée ici sur ce terrain vague avec tant d’autres, on ne sait plus si ce carré de ciment à même le sol recouvre vraiment ses restes. Comment savoir vraiment, comment prouver? Plus de 30 ans après, ces corps-là dérangent tellement les gens du pouvoir qu’ils ont décidé de faire bétonner et passer une route sur ce qui semblait être un lieu d’enfouissement précipité de corps suppliciés, puis réduits au silence – à rien?
“Je voudrai demander quelque chose de ma mère, mais je ne sais pas quoi”. Désarroi et recherche de repères qui se traduisent sur des images en plans fixes parfois tremblés, « incertains », ou en plans mobiles. On est souvent en voiture (en voyage, en mouvement), l’extérieur est un paysage qui défile, un tunnel, une route en arrière-plan d’un visage, d’un mot-clé, d’un objet. L’image de l’armoire bleue (“aux couleurs du ciel”) qui contient ce qui reste des menus objets (traces) de la mère disparue, conservés chez le frère, transbahutés d’Iran en France à dos de camionnette est l’un des derniers plans du film, marquants. On chemine longtemps avec l’armoire bleue.
“Un jour, il faudra bien repartir de quelque part. Pour ce jour-là, leurs noms, leurs histoires, leurs espoirs nous attendent…”.
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Je fus chercheure en sciences sociales. De ce passé simple je me suis composée une autre route, en passant de l'autre côté de la barrière. Observatrice et citoyenne à la fois, j'ai abandonné la posture objective du "nous" que l'on dit scientifique pour passer à un "je" évidemment subjectif, évidemment plus risqué mais libérateur!
J'ai vécu durant quelques années au sud du Liban, la région dont je suis originaire, je vis depuis plusieurs années au nord (après le Sénégal, mon pays de naissance et la France, mon pays de formation universitaire). Je suis donc à la fois du nord et du sud, je suis de tout le Liban. C'est mon pays dans ses paysages beaux et souvent blessés (délaissés ou agressés) et ses sociétés compliquées, compartimentées! Je suis de toutes les confessions qui le composent mais j'en revendique une seule possible, la principale, libanaise.
Et si j'ai compris une seule chose à ce pays, c'est une "chose" majeure: dans ce territoire minuscule (10.000 et quelques km2) les habitants ont appris en partie grâce à leurs dirigeants à ne pas ressentir les événements qui se passent à travers leur pays de la même manière.
Comme si nous étions encore en période de guerre, chacun vit et défend sa région face à l'autre. Et tant que ce qui se passe là-bas ne perturbe pas le quotidien immédiat ici, eh bien la vie continue!
Comme si…? Ma conviction est que nous ne sommes pas sortis de la guerre -"système de vie", tel que l'a montré l'historien Ahmad BEYDOUN dans ses écrits.
Au final, le Liban tout entier a développé une sorte d'éprouvante bi-céphalie, communément diagnostiquée par les termes de 8-mars et 14-mars. Ces termes consacrés ont recouvert plusieurs niveaux de fractures (sunnite/chiite) et d'allégeances (pro-Iran, pro-Arabie Saoudite, pro-Russie, pro-USA), ils sont en train d'achever d'épuiser le pays et ce qui y reste d'énergies et de volontés civiles.
J'essayerai de suivre les expressions et les canaux de la construction d'une citoyenneté libanaise possible.
Mon but ici est, essentiellement, de permettre de mieux comprendre la vie de tous les jours des gens au Liban, un pays bourré de contradictions, c'est le moins qu'on puisse dire!
Un pays où le clientélisme confessionnel continue d'empêcher l'édification d'un Etat aux bases solides, laïques ou du moins non communautaires; où la corruption, endémique, est devenu un réflexe maladif.
Un pays où les incivilités de toutes sortes se développent dangereusement.
From Lebanon with... my words.
* Depuis ce "vibrant" playdoyer pour un Liban des gens détaché des griffes des patrons politiques mafieux, des années ont passé, des attentats et des épisodes de guerres "contenues" ont eu lieu, et plus d'un million de Syriens sont venus se réfugier comme ils pouvaient, fuyant la guerre et les destructions. Désillusions. Impasses. Découragement.
Je me suis détachée y compris physiquement de ce pays qui aurait pu être mien. Où je n'arrivais plus à me "situer" ni à m'inscrire dans des expressions de "luttes" (vraiment) démocratiques, au nom d'une citoyenneté introuvable. Amarres larguées vers un autre ailleurs, un retour en France qui m'ouvre à la préoccupation humaine centrale de ce début du 21ème siècle: les migrations de population (notamment) vers l'Europe et les possibilités et difficultés de leur insertion, dans un contexte très sombre (montée de mouvances nationalistes et xénophobes) du Liban à la France, du Moyen-Orient en feu à l'Europe en décomposition.
Et si la poésie s'invite de temps à autre dans ce "topo" - elle le fera comme il lui plaira, pour aider à retrouver le lieu "ultime" de l'âme.
Souha TARRAF
English version:
I am a researcher in social sciences but I have jumped to the other side of the barrier: both as an observer and as a citizen, I don't have the objective posture of the scientific 'we' anymore. I run in a clearly subjective 'I', in a clearly riskier posture but... in complete freedom!
I have lived a few years in the South of Lebanon, the region where I come from (after Senegal and France) and have been living for a long time in the North. So I am both a northerner and a southerner.... I am from Lebanon! It's my country with its nice landscapes, frequently injured (forsaken or wounded), and its intricately divided societies! I am from all the sects that constitute it but I claim to be from only one, the main one: the Lebanese.
And if I have ever understood one thing in this country, it's a fundamental thing: within this very small territory (10.000 and a few km2) the residents have learned - partially thanks to their leaders - not to feel the events which take place in their country in the same manner.
As if we were still in time of war, everyone lives and defends his region against the other. And as long as what takes place there doesn't disturb the instant everyday life here, well life goes on!
As if we were still in time of war? I am convinced that we are still inside of it as 'a system of life', as the historian Ahmad BEYDOUN has shown in his writings.
In the end, all of Lebanon has developed a kind of exhausting bi-cephalia (a double headed power), 8M and 14 M.
These dedicated words have covered many levels of fractures (sunni versus shi'i) and of allegiances (pro-Iran, pro-Saudi Arabia, pro-Russia, pro-USA), they are currently finalizing the depletion of the country and what is left of its energies and civil wills.
I will try to follow expressions and routes leading to the construction of a possible Lebanese citizenship.
My aim is, essentially, to allow a better understanding of everyday life of the people in Lebanon, a country full of contradictions, this is the least we can say.
A country where the sectarian clientelism keeps on preventing the erection of a state with a strong basis, secular or at least non-sectarian ; where corruption has become an epidemic, a sickly reflex.
A country where all sorts of incivility and of discourtesy increase viciously.
From Lebanon with... my words.
Souha TARRAF
Contact: libanderives@gmail.com
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